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Dans le café bruyant, grouillant, j’attendais que le déluge prît fin pour courir à la riva del Carbon reprendre un taxi et me faire ramener à l’hôtel, bien que l’idée me semblât terrifiante. Tout aurait été moins pénible que de m’en retourner là-bas compter les minutes et les heures (deux ? trois ? combien ?) dans l’attente que David rentrât ou téléphonât.
Mais, dans le café, il n’y avait même pas de place où m’asseoir, et je ne pouvais imaginer que faire d’autre ni où aller, anéantie comme je l’étais. La pluie n’avait nullement l’air de vouloir diminuer. L’unique planche de salut aurait été Raimondo, mais il était à peine huit heures et, d’habitude, il se levait très tard : je n’osais pas l’appeler si tôt. Sans compter – songeai-je – que, cette nuit, après le départ des autres, il devait être resté chez Cosima jusqu’à Dieu sait quelle heure, pour se faire raconter par le menu tout ce que David lui avait dit.
Et puis, naturellement, ce fut cela qui me décida. Non seulement je fus reprise par le désir ardent, irrépressible, de tout savoir, mais pour la première fois il me vint à l’esprit que je devais le savoir aussi pour d’autres raisons, auxquelles jusqu’à présent je n’avais pas pensé. La jalousie et le dépit n’en faisaient plus partie. David pouvait avoir demandé à Cosima une aide ou un appui qu’il n’avait pas voulu me demander à moi, il pouvait l’avoir informée de quelque chose qu’à moi il n’avait pas osé révéler. Il pouvait même – pensai-je – lui avoir parlé du message qu’il s’attendait à recevoir.
Quant à Raimondo, si tard qu’il fût rentré, il avait sûrement dormi plus que moi, me dis-je en surmontant mes derniers scrupules. Je glissai un jeton dans le téléphone du bar et composai le numéro, me préparant à parlementer avec son vieux valet de chambre à moitié sourd, Alvise.
Mais ce fut lui-même qui répondit aussitôt.
— Raimondo ? dis-je avec un soupir qui était de soulagement mais qui, à ma propre oreille, résonna comme un sanglot désespéré. Puis-je venir chez toi tout de suite ?
— Oui, bien sûr.
Il n’exprima aucun étonnement, pas plus qu’il ne demanda la moindre explication. Mais il s’aperçut, au bruit qui m’entourait, que je ne téléphonais pas de l’hôtel et voulut savoir où j’étais. Je le lui dis.
— Seule ?
— Oui, il est allé… C’est-à-dire, il a dû aller… Mais j’arrive tout de suite. Le temps de trouver un taxi.
— Avec ce déluge ? Non, attends-moi là, je viens te chercher, dit-il en raccrochant avant que je pusse protester.
L’éternel boy-scout, pensai-je avec gratitude, tendresse, me rappelant le jour où je l’avais surpris du côté des Frari qui traînait la valise de la vieille touriste allemande. Il s’en fallut de peu que je ne me misse à sangloter tout de bon, dans l’état où j’étais.
Puis, je fus terrifiée à l’idée que David ne me trouverait pas à l’hôtel, si par hasard il s’était libéré immédiatement, et je glissai un autre jeton pour avertir le portier, lui laisser le numéro de Raimondo, lui expliquer que la chose était de la plus haute importance et que donc…
Je respirai de nouveau en reconnaissant la voix de Nava ; qui était déjà là, m’informa-t-il, parce que aujourd’hui il était de service le premier. En quoi pouvait-il m’être utile ?
Je le lui expliquai et lui laissai le numéro, lui donnai aussi l’adresse pour plus de sûreté et le priai de recommander personnellement au standard, au cas où Mr. Silvera téléphonerait, de…
— Mais certainement, me rassura-t-il de son ton autoritaire et bienveillant, empressé, sans trace d’obséquiosité. Madame la princesse peut être tranquille.
Je retournai attendre au bar. Avec deux protecteurs comme Raimondo et Nava, je me sentais réconfortée, sinon précisément « tranquille ». Dehors, il pleuvait à verse. En me regardant dans le miroir derrière le bar, je me trouvai contempler une espèce d’Ophélie noyée et amaigrie, très pâle, mais qui, malgré ses yeux cernés, ses cheveux collés au visage, n’était pas encore la plus laide de Venise.
Je me souris, encourageante. Je commençai presque à espérer que Cosima, ou quelque très influent président de Cosima, pût faire ou eût déjà fait quelque chose pour David. Qui sait ? Peut-être le message d’hier soir avait-il été justement le résultat de… Non, le message était arrivé avant la conversation avec Cosima devant la fenêtre, et le coup de téléphone qui avait suivi ne laissait rien à espérer. Mais par ailleurs… Étrange que Raimondo, pensai-je, fût déjà non seulement éveillé, mais prêt à venir me chercher, surtout si cette nuit il était rentré très tard.
Je le vis à cet instant apparaître dans le miroir, qui entrait en refermant son parapluie et regardait autour de lui pour m’apercevoir. Il portait un trench-coat froissé, avec un chapeau tout aussi malmené. Mais en-dessous, vis-je en me retournant, il était toujours en smoking, encore que son nœud papillon fût de travers et ses souliers vernis ruisselants d’eau.
— Seigneur, dit-il en venant à ma rencontre, et tu voulais t’en aller par la ville dans cet état ?